À la croisée des chemins

 A Chevenez, l’Espace Courant d’Art présente jusqu’au 27 septembre cinquante œuvres de l’artiste jurassien Léonard Félix. Immersion dans une peinture où la réalité, immatérielle, rejoint le monde du souvenir ou du songe.

A courant d’Art que ne cesse d’améliorer Yves Riat, son propriétaire et animateur, Léonard Félix a trouvé un cadre en parfait accord avec sa peinture. Ses grandes toiles, qui atteignent souvent un mètre et demi de côté, se déploient sur des cimaises à leur mesure et la configuration du lieu, avec ses décrochements, son réseau de poutres verticales, horizontales, obliques, n’est pas sans rappeler la complexité des architectures peintes par l’artiste jurassien. On y découvre une dizaine de graphites charbonneux sur papier, fortement contrastés et rythmés, qu’on pourra interpréter comme les archétypes, ou d’une certaine manière les squelettes des quarante peintures à l’huile et à l’acrylique qui les accompagnent, marquées, celles-là, par leur richesse chromatique et le mystère dont elles s’entourent. Occasion, aussi, presque en direct à l’important changement qui se manifeste dans l’art de Léonard Félix.

Installé à Genève

Léonard Félix naît en 1973 à Porrentruy. Il étudie au Lycée cantonal avant de suivre de 1993 à 1996 les cours de l’Allgemeine Kunstgewerbeschule de Bâle, en section d’enseignement du dessin. En 1995, il présente pour la première fois ses œuvres au public, au Forum SPSAS, à Porrentruy. Une de ses rares expositions personnelles, avec celles que lui consacrent la Galerie de la FARB, à Delémont en 2001, puis la Galerie Selz, à Perrefitte en 2005.

En 2001, il illustre Sèves, de Pascal Rebetez, aux Editions D’Autre Part, et en 2005 Songe de pierres au bord de l’eau, de Christophe Gallaz, à la Joie de lire. Dès juillet 2001 il séjourne six mois à Barcelone grâce à une bourse attribuée par le canton du Jura. En 2005, il obtient le prix de la Fondation Joseph et Nicole Lachat. On lui doit aussi les impressionnantes marionnettes géantes du spectacle itinérant Moby Dick, qui a tourné dans le Jura en 2007 et cet été. Il est par ailleurs membre de la commission des arts visuels du canton du Jura depuis 2007. Il vit et travaille à Genève.

Puissance d’évocation

Les œuvres de Léonard Félix sont en marge de la représentation « classique », fidèle ou déformée, de la réalité. Le spectateur reconnaîtra un fauteuil, un bâtiment, un paysage urbain comme un objet familier qu’il aurait croisé quelque part ou imaginé. Par la vérité qui s’en dégage, le tableau touche intimement, alors que le sujet n’est peut-être qu’un prétexte, à tout le moins une interprétation de ce que le peintre a pris pour modèle. Par une admirable maîtrise technique qui recourt aux couleurs fondues, aux contrastes, à une perspective fortement soulignée, l’artiste se distancie de la réalité sans en altérer les formes. Il la fige dans ses contrastes et ses rythmes pour l’imposer à nos yeux, et depuis peu la noie dans une brume chromatique qui en estompe les contours mais rend sa présence presque obsédante. Plutôt que de décrire ses thèmes, il recourt à la suggestion. Il s’adresse à l’œil, bien sûr, mais tout autant à l’esprit, car chaque objet qu’il peint semble remonter en nous comme un songe, un souvenir. Singulier pouvoir d’évocation.

La grande affaire de Léonard Félix, c’est la lumière. Il s’en est nourri lors de son séjour à Barcelone et durant plusieurs voyages en Asie, d’où il a rapporté souvenirs et photographies qu’il a réinterprétés librement. Dès ses débuts, il s’est intéressé à l’ambiance des lieux découverts plus qu’à leur réalité physique, et la lumière, la couleur, lui ont permis d’exalter ces thèmes en leur conférant l’immatérialité du rêve.

Silence méditatif

Jusqu’à tout récemment, ses œuvres se singularisaient par un dessin marqué, des lignes puissantes et rythmées, des contrastes qui modelaient fortement chaque bâtiment, chaque paysage, leur conférant parfois un aspect sculptural. Et la peinture avait de l’épaisseur. Une partie de l’exposition est faite de ces œuvres. Mais trois petits tableaux datés de 2009 (numéros 10 à 12) combinent une suite de taches sombres, appuyées, et un fond éthéré, d’une moindre consistance. Ces huiles marquent le passage au style plus fluide et aérien qui est aujourd’hui celui de l’artiste. Le changement s’est opéré au cours de la préparation de l’exposition de Courant d ‘Art, mais Léonard Félix n’y a pas perdu son âme, qu’on se rassure.

Il recourt à présent à une peinture économe, appliquée en couches fines, qui laisse apparaître parfois la structure de la toile. Ce que l’œuvre abandonne en contrastes, en netteté, en robustesse, elle le gagne en sérénité, en silence. La peinture de Félix excitait le regard, elle l’engloutit aujourd’hui, et c’est parti pour un voyage tout en douceur et en mystère dans l’infini des couleurs sourdes, satinées ou veloutées parfois comme une manière noire. Les comparaisons sont souvent abusives, mais ici, dans quelques dernières grandes toiles figurant des fauteuils, l’univers de Rohko vient à l’esprit. En dépit des thèmes encore affichés, voici de la peinture pure et mystique où tout le pouvoir est laissé à la lumière qui semble sourdre de la couleur, à la délicatesse envoûtante de la matière, et tout incline à la méditation.

 

Jean-Pierre Girod, Le Quotidien jurassien, 2009

Lien vers Espace Courant d’art Chevenez