Palimpseste

Existe-t-il un sol commun tel que peinture et pensée puissent s’y croiser, sans que l’une de ces disciplines ne prenne le dessus, réduisant l’autre au rôle d’ornement ou de commentaire ? Répondre à cette question, c’est tenter déjà de tracer un sillon, si fin soit-il, depuis la parole, la prise de celle-ci, jusqu’à l’acte pictural. C’est en outre, et nécessairement, faire un tri dans l’art et sélectionner un travail délimitant un champ fécond pour la pensée. Ce travail, Léonard Félix l’effectue, puisque sa peinture s’engage dans l’exploration d’un thème périlleux, occupant tant l’artiste que le penseur : celui de l’histoire. Angles, lignes ou courbes fonctionnent à mettre à l’épreuve, à assigner et à accuser, une diversité de formes, sédimentées et opaques, afin d’en déceler la genèse et le sens.
Entreprise, donc, incluant sa part de risque. En effet, la philosophie, lorsqu’elle rencontre la thématique de l’histoire, procède à tâtons. Le danger est grand de se contredire, puisque, topos de la pensée, l’histoire fonctionne de telle sorte que toute parole qui l’énonce et souhaite la surplomber ne peut être émise qu’à partir de son sol. Or, cet écueil est commun à la pensée et à la peinture, car chaque prise de pinceau tentant de cadrer l’histoire de l’art est englobée dans celle-ci, rabattue sur les limites du temps, condamnée au présent. Il n’empêche que persiste la question comme telle, qui, par l’activité même de mise en branle, donne sa vertu à l’entreprise, qu’elle soit artistique ou de pensée. Hormis cette vertu, la question a également, puisqu’elle met en doute, le don de montrer les données historiques, de les déstructurer, de peut-être, ultimement, les réorganiser. Peindre tel que le fait Léonard Félix, c’est prendre l’histoire au sérieux, c’est l’interroger à partir de sa pleine densité, à partir de la surcharge qui, à chaque fois, la constitue. Surcharge qui n’interdit néanmoins pas le minimalisme formel dans l’exécution. En effet, être minimaliste nécessite de connaître l’entière complexité de la forme condensée, suite à une longue fréquentation de celle-ci, afin d’en ôter uniquement les éléments superflus, c’est-à-dire d’en maintenir toute la puissance au minimum. Diverses techniques sont utilisées pour ce faire, elles-mêmes précédées d’une histoire, la principale restant la peinture à l’huile. Or, l’usage de celle-ci démontre toute la complexité du travail de Léonard Félix, puisque de matériau traditionnel, prédatant les recherches de l’art minimaliste, elle devient, affinée jusqu’à l’extrême, fin trait ou lisse aplat, d’une contemporanéité totale. C’est le dévoiement que lui fait subir Léonard Félix, la questionnant dans son rôle, sa destination, son histoire, et l’affiliant à un autre discours, formaliste et épuré. Toutefois, l’épaisseur de l’huile persiste et se rappelle à sa provenance, tantôt telle quelle, tantôt par les coulées qui ponctuent la toile ici et là. Maintien et dévoiement de l’histoire, tâche commune à la peinture et à la pensée, lorsque, parvenant aux limites du présent, elles tentent de tracer une voie vers un ailleurs qui serait, paradoxalement, l’avenir par principe inatteignable du propos du jour. Maintien et dévoiement donc, qui se manifeste, chez Léonard Félix, par le jeu des surimpressions multiples, présentes encore, sous la forme du flou, dans les travaux les plus dépouillés. Surimprimer, c’est rendre co-présent, tel un palimpseste transparent à lui-même, formes passées et présentes, prégnance d’un aspect ou d’un autre, juxtaposition des tournures diverses que l’objet a pris, prend, ou peut-être prendra. Flouter, c’est rendre co-présent, dans une diaphanéité commune, le même et l’autre, cet objet-ci et tous les autres objets qui auraient pu trouver leur place sur la toile, qui sont en fait apparents sur celle-ci, assignés comme autant de spectres de l’histoire – c’est aussi annoncer la forme à venir. Mais par-delà le travail formel, c’est à une mise en doute du sens même du modèle qu’il est procédé. D’où le caractère éminemment culturel de cette peinture – pour autant que le mot « culture » renvoie à l’horizon de sens constitutif du rapport à soi, à l’autre, au monde en général, champ communément partagé, une fois encore, par la peinture et la pensée. Le modèle, donc, qui, par l’enjeu formel, est sommé de rendre compte de son être et de sa visée, de ce qu’il inclut d’arbitraire, de ce qu’il laisse espérer de nouveauté, est à la fois le principal acteur et la principale victime du travail de Léonard Félix. Le bris des coordonnées spatiales du milieu urbain, de la façade d’une maison, d’une chaise, obtenu grâce à une technique picturale exemplaire, n’est dès lors jamais un simple jeu esthétique, mais consacre le souci du peintre d’en venir à la signification des objets du monde environnant – pour autant, à nouveau, que par « environnement », ce soit au monde comme tel qu’il soit fait allusion. C’est donc à interroger le monde, par la démultiplication de ses guises, que s’affaire Léonard Félix, soucieux de présenter à la fois la chose elle-même et le cortège de variantes qui, indéfectiblement, sous le nom d’« histoire », s’en fait l’accompagnateur. Tâche à laquelle la philosophie ne saurait oublier de se vouer, tant il en va, pour elle aussi, comme pour le peintre, du sens même de la discipline qu’elle requiert. Et ainsi, que la pensée adresse à la peinture, c’est espérant trouver l’entrain la menant à son tour, se jouant des formes et des choses, à cartographier ses anciens lieux pour en dessiner, aux frontières, les quelques territoires possibles où bâtir et habiter.

 

Hamid Taieb, 2009

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