Unknown location (2009 – 2011)

L’histoire comme vecteur

C’est l’histoire contemporaine, documentée par la photographie, qui a nourri ma pratique de peintre. Au fil des années, ces images-concepts se sont accumulées dans l’atelier afin de constituer la source de mon travail, sa mémoire : prises de vues de photographes célèbres tels Walker Evans, Lee Friedlander, Bernd et Hilla Becher, photos d’archives historiques, documentation tirée de mensuels ou documents personnels.

 

La figure en question

Célébrer la figure humaine en peinture est une entreprise hasardeuse; j’y ai consacré l’essentiel de mon temps pendant mes années de formation à Bâle et plus tard jusqu’à la fin des années 90. Cherchant en vain une façon nouvelle d’aborder ce sujet en peinture, j’avais la conviction de pouvoir trouver une faille, un interstice où j’aurais pu m’immiscer, un domaine encore inexploré, dans lequel j’aurais été à même d’engager mon projet de figure-peinture. Mais l’écueil essentiel auquel je me trouvais confronté à ce moment-là était ma fascination pour l’histoire de la peinture elle-même, et de la représentation du corps en particulier; un problème de proximité avec mon sujet en quelque sorte.

 

Barcelone – espaces périphériques

Le corps humain est resté le motif récurrent jusqu’à mon séjour à Barcelone en 2001. J’ai bénéficié à ce moment-là de l’atelier de la République et Canton du Jura situé en plein quartier médiéval, à quelques enjambées du littoral. Cette ville a fait l’effet d’un révélateur.

J’étais durant cette période noyé dans les difficultés que je viens d’évoquer : la représentation de la figure (die Figur) et la relation qu’elle entretient avec le fond du tableau (der Grund), son environnement. Comment la manifester? la mettre en images? Comment jouer avec celle-ci dans un espace en créant une tension particulière? Comment restaurer l’espace pictural et aller au-delà?

S’ajoutaient à ces obstacles formels quelques contrariétés, j’étais embarrassé par tout ce que générait la figure. La problématique de la narration ; l’histoire induite dans le tableau par la présence d’un ou plusieurs protagonistes m’incommodait. La charge émotionnelle contenue dans un portrait, le pathos, la tragédie inhérente qui s’en dégage me gênaient. Par ailleurs, j’étais arrivé à la conclusion que le pouvoir d’évocation d’une photographie utilisée comme document de travail dépassait en intensité l’image fabriquée à partir de cette dernière. Alors pourquoi continuer à peindre une version bâtarde?

Les travaux réalisés durant cette période s’apparentaient d’un certain point de vue à la manière d’un Francis Bacon, ou peut être davantage aux périodes figuratives de Willem de Kooning ou de Mark Rothko. Des personnages éclatés, défigurés, une vision fragmentée de l’espace perspectif. Je n’étais pas satisfait ; tout ce que je pouvais amener sur la toile me paraissait dicté par ces pères et se déclinait en formules creuses et éculées. J’ai laissé l’atelier de côté.

En marchant dans la capitale catalane, j’ai été intrigué par toutes sortes d’édifices étranges. Le littoral a subi des transformations considérables à l’occasion des Jeux Olympiques organisés
en 1992; les anciens quartiers populaires de pêcheurs ont été détruits et remplacés par des hôtels, des bars, des cantines, des terrains de jeux et des structures pour accueillir les plaisanciers.
Mon attention s’est renforcée durant l’hiver. Ces lieux m’ont alors semblé abandonnés et désertés, sans affectation particulière et comme vidés de leur fonction initiale.

Périphériques, marginales et sans attrait ou qualités esthétiques particulières, ces architectures sont devenues les nouvelles matrices de mon travail. La figure n’a pas disparu pour autant mais j’ai compris qu’elle ne représentait plus qu’un enjeu limité, qu’elle me conditionnait dans des réflexes et des pratiques qui ne m’excitaient plus et qu’elle était condamnée à disparaître, à s’effacer progressivement.

L’espace architectural a envahi le champ pictural. Le mobilier urbain s’est inséré de plus en plus étroitement à la figure et l’a rejeté à l’extérieur du tableau. Les rampes, escaliers, portiques, bassins sont devenus les nouveaux sujets de mes images.

 

L’histoire du tableau ou le tableau comme sujet d’histoire

J’ai toujours été fasciné par le sens caché d’une image. Daniel Arasse a consacré de nombreux ouvrages à l’étude des peintures ayant pour thème l’Annonciation1, en particulier celles peintes en Italie durant la Renaissance des XVème et XVIème siècles. Durant cette période, la perspective devient un véritable système de représentation du monde. Armés de ce nouvel outil, les peintres vont être confrontés à des soucis inattendus. Je m’attarde sur ce point parce que le témoignage de cet auteur m’a permis de mieux saisir ce qu’étaient les enjeux de la perspective en peinture à l’époque et par conséquent questionnent ma propre pratique. Ce n’est pas tant le sujet religieux qui m’intéresse que le dispositif mis au point par les peintres pour l’illustrer.

Le thème de l’Annonciation fait intervenir le surnaturel, la présence de l’esprit saint, mais celui-ci n’est plus que rarement figuré sous les traits d’un sympathique vieillard. Il se manifeste sous la forme d’un élément dysfonctionnel et étranger au dispositif architectural et spatial, puisqu’il échappe au contrôle de l’Homme. En définitive, il ne peut tout simplement pas intégrer l’espace occupé par les vivants ; il en est tenu à l’écart. Les peintres de cette période ont dû trouver des stratagèmes et faire preuve d’ingéniosité pour intégrer à leurs images cette histoire parallèle, celle du mythe, séparée temporellement et spatialement du reste du programme narratif. Il fallait repenser la lecture de l’image et échafauder à l’intérieur de cette dernière un système autorisant plusieurs niveaux de compréhension. Il fallait parvenir à cacher le surnaturel à l’intérieur d’un système de construction rationnel élaboré et savant duquel seuls un nombre restreint d’érudits étaient capables de l’en discerner.

Les thèses développées par Arasse concernant le point de vue multiple ou compréhension multiple d’une image, autant sur le plan formel que sur celui du sens m’ont ébloui parce qu’elles épousaient directement mes préoccupations du moment. Je construis mes tableaux-images en arpentant la toile, je reviens sur l’œuvre et la trace laissée pour en effacer une partie et y intégrer de nouveaux éléments avant que ceux- ci ne soient transformés à leur tour. Je me suis toujours intéressé aux états intermédiaires, parce qu’ils peuvent engendrer des visions aussi intéressantes que la définition finale d’une image. Le dispositif souverain gagnera quant à lui en puissance s’il laisse encore apparaître par un jeu de transparence les postures antérieures.2

Les métamorphoses, les repentis et transformations successives d’une image créent une densité de couches, un réseau de lignes, une trame qui participe à l’image définitive. Cette accumulation de strates sous-jacentes traitées en glacis génère une sensation dynamique et donne à mes architectures l’impression d’être en mouvement. Elle permet une lecture multiple de l’image et de son contenu. La peinture se fait histoire et archéologie.

 

2009 – 2011, nouvelles orientations formelles

En 2009, l’utilisation de la graphite m’a permis d’explorer de nouvelles pistes. Je voulais revenir à une définition noir /blanc de l’image, une réduction en quelque sorte afin de concentrer l’essentiel de mon attention sur la forme. Le support du papier est saturé de gris anthracite sur lequel j’interviens ensuite avec des gommes afin d’y introduire les lumières. Je peux recouvrir à tout moment le travail au moyen d’un glacis de graphite et revenir ainsi à un état antérieur. L’image se révèle ici par soustraction et non plus par addition comme c’était le cas dans mon activité picturale. Elle est une «révélation» et rappelle le procédé de la photographie argentique.

Ce recours au dessin a été bénéfique, je suis revenu à la peinture avec un regard et une pratique transformés. La découverte récente du travail de Morris Louis, représentant du courant américain Color Field painting des années 60 a été déterminante. Délaissant l’approche des tracés linéaires et le recours au processus par surimpression de couches picturales, j’ai lâché prise et laissé en quelque sorte l’image se développer par elle-même. En inclinant le tableau et en laissant s’écouler la peinture acrylique sur sa surface, l’image se révèle de façon autonome. Modifier l’orientation de la toile pendant cette opération me permet de contrôler avec plus de précision le réseau de formes et de tâches à partir desquelles la nouvelle vision se développera.

L’utilisation d’une pâte plus fine appliquée en jus a coïncidé avec une réduction de la palette chromatique et a conduit à un renforcement de la qualité de la forme, comme si le recours à une gamme élargie de couleurs m’avait distrait et éloigné du projet final.

L’image picturale ainsi obtenue est trouble, fantomatique, voilée. Les silhouettes des architectures peintes donnent l’impression d’être en apesanteur, détachées du sol, en suspension dans un environnement désert. Elles évoquent les graphites et apparaissent semblables à des révélations, donnant l’impression étrange de s’extraire de la toile.

Il n’est pas surprenant que de nouveaux sujets soient apparus durant cette période ; les fauteuils et les paysages en particulier.

 

2010 – Paysages

Les paysages ont surgi durant cette période, vidés à leur tour progressivement de toute présence, de tout mobilier urbain. Une simple ligne d’horizon parcourt l’image, laissant découvrir parfois une bâtisse, une plateforme, un pavillon égaré. Curieux des premiers procédés photographiques ainsi que de la genèse du cinéma, je désirais développer un travail pensé comme une suite ordonnée d’images-paysages, toutes traversées par une hauteur d’horizon identique et baignées dans une lumière semblable afin de donner le sentiment à l’observateur d’être intégré au processus créatif ; de parcourir et de se déplacer avec les tableaux, à la manière d’un mouvement de caméra en travelling.

 

Passage

Le motif du seuil m’a toujours intrigué en peinture. Dans mes images, il peut se présenter sous la forme du portique, de la fenêtre, de la baie, du tunnel, de la tranchée, de la travée, de la fissure. Il est le lieu d’entrée et de sortie de l’image, le passage qui permet de faire communiquer l’espace réel et l’espace fictionnel du tableau. Il rend perméable le territoire du mythe, de la fiction, animé par les fantasmes et les rêves, et celui de la réalité tangible, de l’histoire, occupé par l’atelier et ses pratiques, ses outils et parfois ses névroses.

Dans cet environnement, le peintre devient le passeur, le détenteur des clés d’un monde à réinventer sans cesse.

 

1    Daniel Arasse, L’Annonciation italienne. Une histoire de    perspective, Paris, éd. Hazan, 1999
2    Cette discipline de travail renvoie à la pratique des palimpsestes. Dans le cas de ces manuscrits écrits sur parchemin, la technique de recouvrement était imposée pour des raisons de coûts, ce support étant rare et cher à l’époque.

 

Léonard Félix, 2011